Filomena de E. W. Gab



FILOMENA


De E. W. GAB


Ma grand-mère m’a raconté cette histoire et, à dire vrai, il me plaît de vous la raconter aussi.
C’était il y a bien, bien longtemps, au cœur d’un petit village niché en haut d’une jolie colline, en Italie.

Filomena ne savait ni lire ni écrire. Et qui plus est, elle n’avait plus ses dents de devant.

Ma grand-mère, qui avait déjà ses quatre premiers enfants, débarquait à peine de sa Hollande natale, et l’avait engagée comme domestique pour l’aider à tenir son ménage.
Elle maîtrisait encore mal la langue du pays ; malgré cela Filomena lui demandait de lire pour elle.
-          Seulement ce mot, disait-elle. Je veux savoir ce que signifie ce mot.
-          Mais Filomena, répondait ma grand-mère, je ne sais pas. Je ne sais pas encore bien lire dans ta langue.
Filomena insistait. Puisque ma grand-mère était instruite, elle allait chercher le dictionnaire en soupirant et patiemment, lettre après lettre, elle cherchait le mot et sa traduction et l’expliquait à Filomena.
Filomena, heureuse et fière, rentrait chez elle après le travail pour revenir le lendemain avec un nouveau mot.
C’est ainsi que, petit à petit, Filomena apprenait à lire et ma grand-mère apprenait l’italien.
Ce fut seulement bien des mois plus tard que ma grand-mère sut enfin pourquoi Filomena n’avait plus ses dents de devant.
-          C’est à cause du curé, dit Filomena.
-          Du curé ? s’étonna ma grand-mère.
-          Oui, confirma Filomena. D’ailleurs désormais personne, au village, ne va plus se confesser chez le curé, mais on descend tous en ville chez le prêtre étranger.
-          Et pourquoi donc ?
-          Oh, avait répondu Filomena en riant. C’est parce que le prêtre étranger ne comprend rien à rien… Il ne sait pas qui est qui. Comme ça, il n’y a pas de danger et nous, on peut se confesser l’esprit tranquille.

Filomena raconta alors sa mésaventure.
Un jour, troublée par l’inconfort du remord et ayant pris son courage à deux mains, elle était allée se confesser chez le curé. Le poids sur sa conscience se faisait encombrant et elle avait besoin de l’alléger. Dans le secret de la confession, timide et honteuse, elle avoua au curé qu’elle avait une liaison avec un homme marié.
Le curé n’eut de cesse de savoir qui était l’homme qui péchait avec elle. Naïve et lasse, Filomena révéla le nom du coupable. Le curé lui donna sa pénitence et l’absolution.
Mais dès qu’elle fut partie, il se rendit sans délai chez le mari volage et le réprimanda avec toute la rigueur qui seyait à son état de gardien des âmes. Et pour finir, il lui ordonna de ne plus revoir Filomena.
Le curé parti, le mari adultère se rendit séance tenante chez Filomena et sans mot dire, la battit comme plâtre.
Cette confession coûta ainsi à Filomena toutes ses dents de devant et l’hilarité du village.
Mais elle lui avait aussi apporté son travail chez ma grand-mère. Ma grand-mère qui, si gentiment, lui apprenait à lire. Aucune autre femme mariée, en effet, ne se serait plus aventurée à engager Filomena comme domestique. Il n’y avait qu’une étrangère, pour s’y risquer, elle qui n’y connaissait rien aux histoires du village.
Comme quoi, à toute chose, malheur est bon.
La dure leçon reçuepar Filomena ne fut d’ailleurs pas perdue puisque tout le village désormais allait se confesser en ville. A défaut de ne pouvoir s’empêcher de pécher, autant limiter les dégâts.


Filomena riait de plus belle en racontant son histoire et riait tellement que l’on aurait pu croire que sa bouche édentée brillait de toutes ses dents.




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